L'inscription "Darwin"

Cliquez sur les vidéos

L'inscription en haut de la figure est nominative. Il s'agit de Darwin. Nous devons commencer par évoquer quelques éléments biographiques sur la vie de Charles Darwin et le resituer dans son époque au moment où est réalisé le document.

Charles Darwin est né en 1809 en Angleterre dans un milieu aisé. D'abord influencé par son père médecin pour suivre des études de médecine, il s'en détourne rapidement pour suivre ses vraies passions naturalistes. En 1831, il prend place à bord du Beagle et part pour une expédition qui dure 5 ans. Il partage à cette époque les idées de Charles Lyell en géologie et s'affranchit peu à peu du cadre intellectuel fixiste du théologien anglican William Paley. A travers l'observation des pinsons dans les îles des Galapagos, il alimente une réflexion novatrice pour expliquer la transformation des espèces dans le temps. Concurrencé par Wallace qui aboutit aux mêmes idées indépendamment en 1855, il est forcé de mettre rapidement en forme sa théorie. Son ouvrage le plus connu paraît ainsi en 1859 : L'ORIGINE DES ESPÈCES ET LA THÉORIE DE LA DESCENDANCE MODIFIÉE PAR LE MOYEN DE LA SÉLECTION NATURELLE.

Son cadre théorique vient bouleverser la représentation du monde vivant au XIXe siècle. Ses i dées s'inscrivent dans le courant transformiste qui s'oppose à l'époque au courant fixiste. Différentes observations au cours de ses voyages et des études sur la domestication d'espèces animales et végétales conduisent Darwin aux postulats suivants :

1) La variabilité existe dans chaque espèce : les individus qui constituent une espèce sont différents et forment des variants. C'est certainement le point majeur de sa théorie qui rompt avec l'essentialisme de l'époque incompatible avec des idées d'évolution. En effet Darwin prend la variation comme élément central d'une espèce là où l'essentialisme dont Carl von Linné était l'un des principaux acteurs n'y voyait que des aberrations se détournant d'un moule idéel et fixe de l'espèce.

2) Le hasard produit ces variations et la plupart d'entre elles se transmettent dans le temps au sein des générations.

3) Il se base aussi sur le malthusianisme en évoquant que les espèces ont des taux de reproduction entraînant une capacité naturelle de surpeuplement les unes par rapport aux autres. Mais les ressources du milieu étant limitées, ce surpeuplement est rarement constaté.

4) Les variations sont sélectionnables par l'Homme dans le cadre de l'élevage et de la culture d'espèces animales et végétales. Darwin postule alors une transposition de cette sélectionnabilité des caractères dans la nature. C'est l'idée centrale de sa théorie : la sélection naturelle. Le milieu au sens large (l'environnement physique, chimique, les autres espèces...) joue le rôle d'agent contraignant et de filtre pour ces variations.

En mettant en lien ces différents raisonnements, Darwin postule que les individus d'une même espèce doivent soutenir une lutte pour l'existence au cours de laquelle les porteurs d'une variation avantageuse au sein de ce milieu l'emporteront nécessairement sur leurs compétiteurs moins favorisés, qui tendront ainsi à se raréfier puis à disparaître. C'est l'accentuation de telles variations adaptatives dans la descendance au sein d'une population qui engendre la transformation des espèces.

De nombreuses éditions suivent pour clarifier ses idées et faire face à différentes critiques sur des composantes de sa théorie (loi du plus fort, support des variations...).

Darwiniens et anti-darwiniens nourrissent un débat vif et l'impact va au-delà des communautés scientifiques. Un ouvrage phare permet aussi à Darwin d'étendre le positionnement de l'Homme dans le cadre de sa théorie de l'évolution : la filiation de l'homme et la sélection sexuelle en 1871. Outre le fait qu'il rattache l'Homme à son ascendance animale, il relie par ailleurs l'évolution culturelle (sociale, intellectuelle, religieuse et morale) à l'évolution biologique. Il est à noter qu'en 1878 Darwin continue de présenter de nombreux essais naturalistes et de peaufiner sa théorie.

Au sein du monde académique français, l'adhésion de la communauté scientifique aux thèses de Darwin a pris du temps. Le 5 août 1878, c'est-à-dire au moment même de la publication de ce numéro de La Petite Lune, Darwin est accepté dans l'académie des sciences en France. Pourtant, 8 années se sont écoulées entre sa première apparition dans une liste (1870) pour une place de correspondant étranger dans la section anatomie et zoologie et son élection dans la section de...botanique. Darwin lui-même s'en est amusé. Cela souligne cependant l'hostilité des scientifiques français encore majoritairement fixistes et imprégnés par l'héritage Linnéen. La classification traditionnelle rendait compte d'une harmonie stable chez les êtres vivants. Avec la théorie de l'évolution, le concept d'espèce n'est plus immuable et devient instable remettant en cause tout un travail minutieux opéré depuis le XVIIIe siècle.

Ainsi Charles DARWIN en 1878 est un homme mûr au moment où est produite la caricature. Sa renommée s'est installée sur tous les continents grâce aux multiples éditions de son ouvrage phare (l'origine des espèces). Son influence dans le milieu scientifique est majeure mais sa théorie est fortement discutée.

La caricature de Darwin par GILL

L'élément central de la figure est la représentation d'un « Darwin animalisé ». Les éléments de la caricature sautent aux yeux. On peut noter par exemple la juxtaposition de la tête humaine d'un Darwin âgé sur le corps d'un petit singe appuyée par une allométrie dans la représentation des traits anatomiques.

Ainsi la tête de Darwin paraît surdimensionnée par rapport au reste du corps du singe. Enfin le singe porte un caleçon rouge ce qui détourne la représentation classique de l'animal sauvage vers un animal domestiqué. Cela évoque clairement une référence aux petits animaux du cirque ou des foires utilisés dans les spectacles pour amuser les foules. D'autant plus que Gill n'est pas à son premier coup d'essai. En effet cette représentation d'un Darwin à corps de singe avec le caleçon rouge avait déjà été proposée par Gill lui- même dans une autre caricature sur Darwin et Li ttré en 1874.

En faisant le choix de caricaturer ainsi Charles Darwin, Gill efface d'une certaine manière la frontière entre l'animal et l'être humain, frontière longuement défendue dans les textes bibliques des courants théologiques de l'époque.

Darwin se voit farouchement critiqué (en particulier par des opposants religieux) à partir de 1871 suite aux explications dans son ouvrage sur la filiation de l'Homme. Dans un des chapitres, il expose clairement les ressemblances et l'existence suggérée d'un ancêtre commun entre les catarhiniens ou grands singes de l'Ancien Monde (Chimpanzé, Gorille, Orang-outan) et l'Homme. Darwin est accusé de véhiculer l'idée que « l'homme descend du singe ». Or Darwin n'a jamais énoncé une telle proposition.

Cette idée reçue, née d'une mauvaise compréhension des écrits de Darwin, est fausse. Elle provient des détracteurs de son époque qui voient dans sa proposition la réfutation d'une origine particulière et exceptionnelle de l'Homme et sa réduction à un animal.

(MA) Effectivement, la représentation du premier Homme dans les écrits bibliques est à l'image d'une création divine parfaite. Les observations naturalistes avant l'ère darwinienne amenaient pourtant déjà l'idée de ressemblances entre l'Homme et les singes. Mais Darwin apporte une structure théorique scientifique pour mettre en lien les faits. Bien loin de vouloir insulter le genre humain, il expose que l'Homme n'est donc plus un être exceptionnel dans ses origines et sa filiation. L'orgueil humain est malmené par la théorie darwinienne : il s'agit d'une véritable “blessure narcissique” infligée aux Hommes pour reprendre les termes du père de la psychanalyse, Sigmund Freud, que l'ouvrage de Darwin La filiation de l'homme en relation avec la sélection sexuelle a beaucoup inspiré.

En 1872, dans son ouvrage, L'expression des émotions chez l'Homme et les animaux, il progresse davantage dans l'effacement de cette barrière Homme/animal. On lui reproche d'attribuer aux animaux des comportements humains au travers notamment de sa théorie de la sélection sexuelle avec l'exemple des parades nuptiales. Darwin explique que les comportements qui ont été sélectionnés chez l'Homme ont favorisé chez lui l'altruisme et la coopération pour compenser sa faiblesse et sa vulnérabilité.

Le choix d'un singe dans la construction de la caricature n'est donc pas fortuit et indique chez Gill une volonté de valider les idées de Darwin qui s'inscrivent dans un registre scientifique et non moralisateur : l'homme est un singe et partage un ancêtre commun hypothétique avec ses cousins catarhiniens.

Une autre analyse peut être proposée. Nous avons évoqué précédemment les débats houleux qui ont agité les sociabilités scientifiques françaises à propos des thèses de Darwin, ainsi que le lent processus qui a conduit à leur acceptation par l'Académie des Sciences, en août 1878. A travers son illustration, elle aussi publiée en août 1878, on peut poser l'hypothèse d'un hommage que Gil aurait rendu aux multiples controverses auxquelles Darwin a été confronté depuis la publication de sa théorie avant sa consécration académique.

La deuxième moitié du XIXe siècle voit donc se mettre en place une véritable révolution darwinienne qui touche l'ensemble des sphères sociales comme scientifiques.