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Attachons-nous désormais à la représentation de l'arbre, dont on ne peut d'ailleurs pas clairement établir l'espèce.

Sur le tronc est inscrite l'indication suivant e « arbre de la science ». Sa représentation est incomplète et évoque un arbre gigantesque à fruit. Darwin se suspend à l'une des branches visibles. Les fruits très vifs colorés en rouge sont difficilement identifiables mais semblent correspondre à des pommes.

Mais peu importe, au final, si Gill a voulu représenter un pommier ou un quelconque arbre fruitier. Le fait est que la représentation générique de l'arbre renvoie, en 1878, à plusieurs univers symboliques.

Pourquoi Gill a-t-il fait le choix de représenter Darwin se suspendant sur cet « arbre de la science » ? On peut émettre plusieurs hypothèses à ce sujet :

D'une part, dans la Bible et l'imaginaire chrétien forgé dans l'Ancien Testament, l'arbre et le fruit qu'il porte évoquent le jardin d'Eden et le péché originel. Gill ne cherche toutefois pas à se livrer à une exégèse biblique : il spécifie bien, en l'inscrivant d'ailleurs sur l'une des branches, qu'il représente “l'arbre de la science”. En caricaturiste, il procède par allusion ; en anticlérical affirmé, il recourt à la satire. Gill sécularise l'imaginaire chrétien, le désactivant en quelque sorte. Il est important de rappeler qu'en 1878, les relations entre les catholiques français et la jeune République (les lois constitutionnelles ont été votées en juillet 1875) sont très tendues. On a pu parler d'une “guerre des deux France”, opposant catholiques fidèles à l'autorité du Pape et partisans du régime démocratique et républicain.

Bien sûr, la réalité est beaucoup plus nuancée, de nombreux catholiques adoptant une position intermédiaire ou témoignant d'un attachement aux valeurs républicaines.

Les anticléricaux tels que Gill concentrent ainsi leurs critiques non sur les catholiques eux-mêmes (le recensement de 1872 indique qu'ils représentent 97,5% de la population française) mais sur l'influence du clergé dans la sphère publique et sur le Pape, qu'ils voient comme un “souverain étranger” aux prétentions universelles incompatibles avec l'exercice de la souveraineté nationale dans le cadre des institutions de la République. Le dogme de l'infaillibilité pontificale, en 1870, a renforcé les prises de position du Pape, qui adopte une attitude intransigeante vis-à-vis de la République et du corpus idéologique des Lumières. Pie IX, mort au début de cette année 1878, avait ainsi listé ce qu'il considérait comme (je cite) les “erreurs de notre temps” dans le Syllabus de 1864, accompagnant l'encyclique Quanta Cura : parmi elles, le rationalisme (coeur de la démarche darwinienne) et le libéralisme (coeur du projet républicain). Par ailleurs, les années 1870 sont marquées par une affirmation de la dévotion au Sacré-coeur, signe d'expiation des fautes commises contre les valeurs chrétiennes : au moment où Gill publie sa caricature, on construit sur la butte Montmartre la basilique dédiée au Sacré- coeur censée expier les fautes de la Commune de Paris.

Aussi, lorsque Gill attribue à son arbre une signification déchristianisée, il se positionne dans ce contexte de fortes tensions idéologiques et religieuses.

D'autre part, la notion d'arbre de la science, utilisée par Gill, peut renvoyer au titre de l'ouvrage d'Eugène Huzard, lui-même intitulé L'arbre de la science (1857). L'auteur met en garde les hommes de cueillir le fruit défendu de cet arbre. Si Huzard utilise cette image biblique de l'ancien testament pour évoquer le progrès technique, Gill aurait pu reprendre cette métaphore pour insinuer que le fruit défendu n'est autre que la théorie darwinienne. La pomme vivement colorée et attractive symbolise le fruit défendu dans son registre religieux et pourrait être perçu comme un savoir interdit masqué par une seule lecture possible du monde vivant : celle inscrite dans la Bible. C'est ce que Marc- Alain Ouaknin philosophe et écrivain français appelle (je cite) le « complexe de la pomme : une attitude face au monde et au savoir qui donne lieu à la transmission de rumeurs, de préjugés, de “on-dit”, d'images et d'idées fausses, jamais vraiment réinterrogés et qui deviennent savoir populaire faisant office de vérité. »

Le caricaturiste Gil n'a pas laissé d'analyse précise de sa caricature. Toutefois, il s'est souvent érigé comme pourfendeur des préjugés, notamment ceux que l'Eglise catholique véhicule. Gill voit dans Darwin l'une des figures de proue de cette lutte contre les idées fausses. On peut faire ici allusion à une autre des caricatures qu'il consacre à Darwin dans la Petite lune datée du 18 août 1878, dans laquelle le naturaliste est représenté en singe, dressé par le philosophe matérialiste Emile Littré pour passer au travers de cerceaux sur lesquels sont inscrits “crédulité”, “superstition”, “erreur”, “ignorance”. Aussi, s'il ne livre pas à une analyse scientifique des théories de Darwin, Gill soutient leur potentiel de remise en cause des préjugés archaïques.

Cet arbre qui sert de cadre à la caricature pourrait ainsi être perçu comme une métaphore de la science elle-même. L'arbre grandit indéfiniment tout comme la science se construit à partir d'une confrontation régulière dans le temps de cadres théoriques mis à l'épreuve de faits nouveaux. Doit-on y voir un hommage de Gill pour l'idée audacieuse de Darwin sur la représentation du monde vivant ? En effet, les anciennes classifications se basaient sur un dogme créationniste hérité d'Aristote et illustré par une échelle des êtres linéaire, fixe, complexifiante et finaliste aboutissant à notre espèce. Proposer une filiation entre les espèces dans le temps impliquant des disparitions, des divergences mais aussi une ascendance commune a très vite fait émerger cette idée représentative d'un arbre. Il est étonnant de souligner que Darwin ne s'est jamais réellement risqué à construire lui-même cette arborescence des espèces. D'autres comme son collègue allemand Ernst Haeckel ont cependant nourris ces représentations. Si ces classifications tendaient à inclure les concepts darwiniens (origine commune, divergence...), Haeckel a eu du mal à se défaire d'un discours de valeurs teinté d'un certain anthropocentrisme et finalisme. En témoigne dans son arbre, cette orientation préférentielle de l'évolution qui semble dirigée vers l'espèce humaine au sommet laissant peu de place au hasard.

Un croquis retrouvé dans ses notes après son voyage sur le Beagle illustre clairement les réflexions de Darwin sur la diversification de toutes les branches de la vie à partir d'une racine unique. Mais c'est surtout l'unique figure de son ouvrage phare l'origine des espèces qui a pu inspirer Gill tant elle a suscité des échanges passionnants entre Darwin et ses contemporains. Pourtant, bien que le diagramme prenne l'apparence d'un arbre généalogique, ce n'est pas une figure qui tente de reconstituer l'histoire évolutive des espèces. Darwin propose en réalité un schéma d'une loi qu'il commente précisément dans son texte. Ce n'est donc en rien un arbre mais bien plus un processus explicatif d'un mécanisme librement interprétable qui illustre efficacement l'ensemble des principes de sa théorie (variation, filiation, divergence, extinction...).