Présentation générale

Avant toute chose, observez attentivement ce que vous avez sous les yeux. Et comme toujours lorsque vous vous confrontez à une source historique, procédez à la fois du plus évident au moins évident, soyez méthodique, scrupuleux et ne laissez aucun indice de côté !

Le premier élément de la source qu'il s'agit d'analyser est son bandeau. C'est une mine d'indices essentiels pour situer la source dans son contexte et - vous allez le constater - pour prendre la mesure de sa diffusion et de sa réception. C'est donc un élément décisif.

En matière de presse écrite, le bandeau de la une (à savoir, la première page du périodique) constitue sa partie supérieure, récurrente de numéro en numéro. Il comprend le titre du périodique, La petite lune (ici sa périodicité n'est pas précisée), les éléments iconographiques qui lui sont associés (une caricature de lune affublée d'un bonnet de fou à grelots), le numéro (10e), le prix unitaire (5 centimes de franc) et le prix d'abonnement (3 francs pour Paris, 3 francs 50 pour la Province), le lieu d'édition (rue du Coq-Héron à Paris) et le nom de son fondateur/rédacteur en chef (le célèbre caricaturiste parisien André Gill).

Partons du plus évident. Ainsi, le titre - La petite lune - se réfère à deux autres périodiques auxquels le caricaturiste André Gill collaborait :

La lune rousse, publié entre 1876 et 1880 et, antérieurement, La lune, créé en 1865 et interdit par la censure du Second Empire en 1868. C'est grâce à cet hebdomadaire satirique, fondé par le journaliste et éditeur François Polo - acquis aux idées républicaines - qu'André Gill accéda à la notoriété en en dessinant les unes. Notre document ne comporte, quant à lui, pas d'indication de date.

il convient donc de se reporter au fonds d'archives duquel il est tiré, en l'occurrence le fonds des périodiques de la Bibliothèque Nationale de France, en partie accessible par le portail Gallica. Publié entre 1878 et 1879 de manière hebdomadaire, La Petite lune a ainsi connu 52 numéros. Celui qui nous intéresse, le numéro n°10, a été publié en août 1878.

Maintenant, pourquoi la lune et pourquoi un bonnet de fou ?

Titre du journal

Comme je vous le disais à l'instant, la Petite Lune se réfère à l'hebdomadaire du républicain François Polo, qui cherchait à se faire une place dans le secteur de la presse écrite populaire, alors en plein essor. Le titre de son hebdomadaire, La lune, faisait lui- même allusion à une pub lication concurrente du célèbre banquier et patron de presse Moïse Polydor Millaud. Ce dernier a lancé en cette même année 1865, Le Soleil, quotidien littéraire cherchant à attirer les collaborateurs prestigieux et à faire de l'ombre au Figaro. Millaud n'est pas n'importe qui : en 1863, c'est lui qui créa le fameux Petit journal, succès incontesté de la presse populaire et bon marché. Chaque numéro ne coûtait qu'un sou, soit 1/20e de franc ou encore 5 centimes : on a donc parlé de « presse à un sou ».

Le Petit journal proposait par ailleurs un traitement léger de l'information, au contenu non-politique (pour s'éviter les foudres d'une censure impitoyable sous Napoléon III) et profita des innovations techniques de ces années 1860 : la rotative - notamment le modèle Marinoni - permettant à la fois un tirage massif et des techniques d'impression conjointes du texte et de l'image, et le développement du chemin de fer, permettant d'acheminer les numéros dans les gares de province, d'où des colporteurs partaient pour irriguer les villes moyennes.

En choisissant « la Lune » contre « le Soleil » en 1865, Polo proposait un autre traitement de l'information, à la fois plus politique et plus polémique, prêtant ainsi le flanc à la censure. C'est précisément les critiques émises contre la politique extérieur de Napoléon III qui conduisit à l'interdiction du journal en 1867 et son patron à purger quelques lois d'emprisonnement. La réputation d'André Gill, caricaturiste acquis aux idées républicaines et anticléricales, s'est ainsi forgée dans le giron de François Polo.

Vous le voyez, dans le titre même de notre périodique, se reflète une bonne partie des enjeux de l'histoire de la presse française de l'époque : concurrence capitalistique, émergence d'une presse d'opinion en proie à la censure d'Etat mais également développement d'une presse légère et amusante bon marché.

Le visuel du bonnet de fou

L'allusion iconographique au fou, par le bonnet dont la lune est coiffée, est plus facile à décrypter.

Le fou est celui qui amuse ; André Gill, en 1878, est connu pour être le principal caricaturiste satirique de son temps. Il a d'ailleurs débuté en 1859 dans l'hebdomadaire de Charles Philipon Le journal amusant, dont le rédacteur en chef dans les années 1860 n'était autre que le célèbre caricaturist e et photographe Nadar. Depuis l'interdiction de La Lune en 1867 et l'emprisonnement de son patron François Polo, la législation sur la liberté de presse a substantiellement évolué.

Pour rappel, durant tout le XIXe siècle, les régimes politiques disposaient de plusieurs outils de contraintes et de limitation de la liberté d'expression et de publication, pourtant proclamée par l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, le 26 août 1789 : la censure politique et la confiscation des presses, l'autorisation préalable de publier exigée par le préfet et l'arme financière, avec le droit de timbre (payer pour publier) et le cautionnement pour les journaux politiques qui impose des garanties financières.

Après une période de forte pression de l'Etat durant la phase autoritaire du Second Empire, puis une phase de libéralisation relative après 1868, la liberté de la presse a fluctué avec les événements. Après l'effondrement de l'Empire en 1870, la Commune de Paris et sa répression durant la Semaine sanglante conduisirent à renforcer le cautionnement, ce que confirma l'avènement d'un Ordre moral. Il s'agit d'une période paradoxale où le président de la jeune IIIe République, le maréchal de Mac Mahon, n'était pas acquis aux idéaux républicains et gouvernait avec les réactionnaires. La libéralisation de la presse s'accentua toutefois après la crise de mai 1877 (bras de fer entre les députés républicains et le Président de la République Mac Mahon) et après les victoires électorales à l'issue desquelles les Républicains sortirent majoritaires (aux élections municipales en 1878 puis aux élections au Sénat en janvier 1879).

Voici donc le contexte politique dans lequel notre Petite lune est créée à Paris : la fin de l'Ordre moral et de son lot de censure politique, l'avènement de la république libérale qui n'a pas encore eu le temps d'établir la grande loi sur le régime libéral de la presse (29 janvier 1881).

Ces années correspondent précisément à la période de parution de La petite lune. Et si l'hebdomadaire cessa de paraître en 1879, ce n'était plus à cause de la censure politique mais pour des raisons d'ordre économique (il fut alors intégré comme rubrique d'un autre périodique dont Gill est rédacteur en chef, La lune rousse).

André GILL

Grâce à tous ces éléments de contexte, la figure d'André Gill nous est désormais plus facile à saisir : c'est bien l'essor de cette presse de masse et, en son sein, le développement d'une presse satirique qui lui a permis d'accéder à la notoriété.

Les années précédant la fondation de la petite Lune, Gill a mis sa notoriété au service de ses convictions républicaines en dessinant les portraits réalistes de candidats républicains pour le compte de la brochure Le bulletin de vote qu'il publie avec le journaliste Maxime Rude (pseudonyme d'Adolphe Perreau) à l'occasion des élections d'octobre 1877.

Emprunts d'un esprit de sérieux, loin des techniques de la caricature consistant à grossir les traits de caractère d'un individu pour s'en moquer, ces portraits mettaient en avant les vertus morales de ces figures républicaines. Gill était également acquis aux idées anticléricales, volontiers « bouffeur de curés » et pourfendeurs des accointances des tenants de l'Ordre moral avec l'Eglise.

Nous y reviendrons plus tard, mais les relations entre les républicains français et le Pape sont, en 1878, très tendues : en 1864, le Pape Pie IX dressait dans le Syllabus une liste des erreurs modernes parmi lesquelles le libéralisme et le rationalisme, ainsi que le naturalisme. Ce pape devint alors, et avec lui, le clergé catholique, une cible des caricaturistes de la gauche anticléricale. De plus, Darwin et Gill étaient - de fait - deux des cibles de la condamnation papale...

André Gill serait donc, à travers ses dessins, idéologue et propagandiste. Attention, toutefois, aux conclusions hâtives et aux généralisations.

Souvenons-nous au contraire du titre de l'hebdomadaire du célèbre Charles Philipon dans lequel Gill a fait ses armes : le journal amusant. Afin de bien préparer l'analyse de la caricature dans l'activité 2, et pour bien saisir la personnalité et les intentions réelles du caricaturiste, nous devons en savoir davantage sur lui, établir son portrait avec davantage de soin. Pour ce faire, reportez-vous aux références bibliographiques déjà mentionnées.

Sa correspondance nous renseigne également, tout particulièrement les lettres qu'il échange avec l'écrivain Jules Vallès, auteur des célèbres romans L'enfant (qu'il publie en 1879), Le bachelier et L'insurgé. Il en ressort que Gill se pose avant tout en amuseur, tenant d'un esprit de dérision et méfiant vis-à-vis d'un engagement politique trop franc et trop systématique. Vallès lui reprochait par ailleurs son trop faible engagement au moment de la Commune et même son retournement de veste après la semaine sanglante. La portée politique des caricatures de Gill est donc à relativiser.

Il cherche avant tout à faire sourire ses lecteurs, certes non sans arrière-pensée politique, à les amuser dans ce qu'il considère comme « une sale époque » où, je cite, « on avale l'ennui, tout est gris, tout est nul » : ne l'oublions pas, La Petite lune est coiffée du bonnet du fou.

Là encore, cet élément biographique est décisif pour l'interprétation de notre document : se contenter, en effet, d'une lecture strictement politique serait très réducteur et trahirait partiellement l'intention de son auteur. Nous y reviendrons au moment d'analyser la caricature de Charles Darwin.

Le prix du journal et la rue du Coq Heron

Ainsi donc, André Gill, célèbre caricaturiste parisien est une figure de la presse amusante de ces décennies 1860-1870. Célèbre certes, mais auprès de quel public ? Quelle part de la population française d'alors (38,7 millions d'habitants au recensement de 1876) est potentiellement touchée par la diffusion de ce type de presse ?

Pour l'établir, penchons-nous sur les autres indices, laissés de côté jusqu'alors. En l'occurrence, le prix unitaire et le prix de l'abonnement. L'abonnement est ce qui a permis, depuis le premier tiers du XIXe siècle, l'essor de la presse écrite. Assez onéreux, il était alors réservé aux classes moyennes et aux classes supérieures.

Il engageait l'abonné auprès du patron de presse, lui permettant de disposer des capitaux nécessaires pour acheter les presses, le papier et l'encre, d'embaucher les journalistes - plus ou moins célèbres et donc plus ou moins chers, etc. En 1878, ce qui compte peut-être davantage que le prix de l'abonnement, c'est l'indication du prix unitaire à 5 centimes. Pour un lecteur de l'époque, ce prix était hautement signifiant : depuis la parution du premier numéro du Petit journal (Moïse Millaud, 1863, souvenez- vous), ce prix modique - qui correspondait à un sou (soit un vingtième de franc) - rendait possible une véritable démocratisat ion de la presse écrite. A titre indicatif, le salaire journalier moyen et non nourri d'un travailleur agricole est de 2 francs 69 en 1862 et de 2 francs 45 pour un ouvrier de l'industrie entre 1860 et 1865. Pour ces hommes, si l'abonnement restait très cher, l'achat « au numéro » de La petite lune devenait donc économiquement possible.

Toutefois, si elle est accessible aux franges populaires, aux ouvriers et aux manœuvres, il n'en demeure pas moins que La petite lune est un pur produit parisien. Regardons en effet l'adresse du lieu d'édition, rue du Coq-Héron : là encore, indice anodin ?

Certainement pas. Croisons notre document avec un autre, ce plan de Paris édité par Hachette en 1894, et situons la maison Dubuisson, puis les autres éditeurs de presse dont nous avons déjà parlé. Tous sont installés dans ce quartier coincé entre l'opéra et les Halles, quartier auquel on a donné le nom de « République du Croissant » (du nom de l'une des rues qui le composent).

Ainsi, le célèbre Gill et son hebdomadaire satirique sont installés au cœur du Paris journalistique, au cœur d'un réseau d'éditeurs, d'imprimeurs, d'éditorialistes brillants, de pigistes payés à la ligne et de caricaturistes mordants et drôles. On a ainsi pu dire d'André Gill qu'il était l'un des représentants de « l'esprit de Paris ».

Quid, alors, du reste de la France ?

Là encore, la bibliographie nous renseigne sur les mutations techniques et économiques de la presse française à partir du Second Empire. Comme nous l'avons évoqué il y a un instant pour la diffusion du Petit journal de Millaud, l'achat de rotatives permettait aux patrons de presse d'augmenter les tirages et d'en réduire le coût unitaire. Corollairement, l'expansion du réseau de chemin de fer - initié sous la monarchie de juillet et poursuivi sous le Second Empire - permettait de diffuser ces périodiques dans les gares de provinces où des revendeurs étaient employés par les patrons de presse. De fait, cet « esprit de Paris » se diffusa-t-il en Province et, avec lui, les caricatures de Gill qui influençaient les représentations symboliques de ses lecteurs.

Sans être totalement exhaustifs, nous voilà parvenus au terme de la première étape de cette enquête. Vous le constatez, ce modeste bandeau a livré de très importantes informations qui nous permettent désormais d'aborder, avec le recul critique nécessaire, le cœur de cette une : la caricature du naturaliste Charles Darwin.