La caricature du célèbre Edward Linley Sambourne, figure emblématique de l'hebdomadaire Punch et de la publication annuelle de son almanach, est intitulée « Man is but a worm » : l'homme n'est qu'un ver. Datée de décembre 1881, cette caricature au titre satirique, très lapidaire et bien sûr très réducteur au regard des thèses de Darwin, constitue toutefois un hommage au naturaliste britannique, célébré dans l'Angleterre victorienne comme une figure de proue de l'excellence scientifique. Même s'il s'avère d'obédience conservatrice, Punch participe à la célébration de Darwin - plus d'ailleurs qu'à celle de ses théories - dont l'image et la renommée sont intégrées au grand récit de la nation britannique.
Après une phase d'intenses débats consécutifs à la publication de L'origine des espèces (1859) et de La descendance de l'homme et la sélection sexuelle (1871), les thèses de Darwin se sont imposées dans les milieux de la bourgeoisie éduquée de l'Angleterre victorienne. Si les valeurs de l'anglicanisme restent prégnantes dans la société et que les moeurs y sont largement adossées, le récit de la Genèse n'apparaît plus comme un modèle d'explication crédible du temps. Les géologues « u niformitaristes », à la suite de Charles Lyell (dont Darwin épouse d'ailleurs les thèses) réfutent d'ailleurs la datation symbolique de la création du monde défendue par l'Eglise anglicane, censée dater de 4 à 6 millénaires. Derrière cette remise en question de la téléologie chrétienne, ce sont également les « vérités révélées » et les dogmes tels que le péché originel qui sont relégués au rang de croyances voire de superstitions.
Par ailleurs, la conception de la nature et de l'évolution des espèces dans l'oeuvre de Darwin contredisent les conceptions d'une nature harmonieuse, héritées de la philosophie des Lumières. La dimension hasardeuse, voire chaotique, de l'évolution chez Darwin (ici représentée en bas à gauche de la caricature) ébranle les valeurs victoriennes fondées sur le contrôle, la hiérarchie et l'ordre social, ainsi que sur la croyance dans le progrès, promesse d'enrichissement, de productivité et mieux-être social. Cette destinée britannique à l'ère industrielle s'avère bien sûr le fruit de la Providence, c'est-à-dire de la volonté divine ! Dans ce contexte, sélection des espèces et « lutte pour l'existence » sans que la bienveillance divine n'intervienne, voilà qui suscite doute et angoisse !
Toutefois, l'opposition entre religion et darwinisme est loin d'aller de soi : une majorité du monde scientifique victorien et Darwin lui-même demeurent fidèles à l'Eglise anglicane et sont croyants.
Malgré de sévères controverses, comme celle qui a opposé en 1860 le darwiniste Thomas Huxley à l'évêque anglican d'Oxford Wilberforce, la frange libérale du clergé anglican se montre favorable à un compromis entre les théories de l'évolution et les principes de la religion, acceptant même d'envisager la question des origines animales de l'homme.
Ainsi, les tenants de la “théologie naturelle”, ne reconnaissent pas de contradiction entre la raison et la foi : selon eux, la connaissance de Dieu passe à la fois par l'étude des Saintes Ecritures et par l'étude de la nature.
Dans le dernier tiers du XIXe siècle, toute une partie du clergé anglican et de la bourgeoisie éduquée (dont le caricaturiste Edward Sambourne, ancien élève du Chester Training College, est un représentant), se sont donc ralliés aux thèses de Darwin. Les universités britanniques elles-mêmes, toujours dominées par l'aristocratie terrienne et par la gentry, ont évolué dès le début des années 1870. Ainsi, en 1871, l'University Test Act supprime l'obligation de souscrire aux 39 articles de l'Eglise anglicane pour intégrer, en tant que fellow, les Collèges universitaires.
L'évolution des valeurs morales et intellectuelles du gentleman ne conduisent pas pour autant à une mutation radicale des fondements de la société britannique : rigueur morale, bonnes mœurs et contrôle de la sexualité, ordre et hiérarchie sociale fondées sur la naissance et le travail demeurent les piliers de l'ère victorienne. Ainsi donc, le gentleman qui s'incline devant Darwin représente-t-il cette élite sociale victorienne dont rien ne dit qu'elle a renoncé aux valeurs de la religion anglicane.
La caricature, en définitive, si elle permet de vulgariser - avec humour et par simplification - les thèses de Darwin, conduit surtout à célébrer la figure d'un Darwin maître du temps, aboutissement du processus d'évolution et symbole de l'excellence britannique.
On constate cependant des raccourcis évidents mais très certainement volontaires dans la représentation que Sambourne donne d'une histoire du monde vivant telle que l'a défini Darwin dans sa théorie de l'évolution.
Le cheminement évolutif qui est proposé est en effet absurde pour plusieurs raisons :
En bas à gauche de la caricature, l'origine est définie comme le chaos d'où émergent les premiers organismes que sont des vers de terre or l'origine commune des êtres vivants est à rechercher plutôt dans le monde microbien.
Des transformations graduelles s'opèrent entre des espèces pourtant très éloignées l'une de l'autre sur l'arbre de la parenté et pour lesquelles peu de caractères sont partagés en commun (transformation du lombric en singe)
Un Darwin déifié à l'opposé du matérialisme scientifique et de l'agnosticisme dont Darwin lui-même faisait preuve est proposé comme aboutissement de ce trajet évolutif.
Cette représentation linéaire est un vestige de l'ancienne vision scalaire du monde vivant d'Aristote qui tendait à hiérarchiser les espèces en affirmant l'existence d'espèces de rang inférieur (dont font partie les lombrics) et des espèces de rang supérieur avec au sommet l'être humain. Cela incite à penser aux difficultés latentes de l'époque de repositionner l'espèce humaine au même niveau que les autres espèces sur l'arbre du vivant sans une suprématie légitime.
Le choix de faire sortir des vers de lombrics du sol est clairement une allusion à la dernière contribution naturaliste sur l'écologie des sols de Darwin. Il s'agit là d'un étonnant retour aux sources pour ce passionné de découvertes naturalistes à travers l'étude d'organismes pourtant connotés négativement. Comment un aussi grand visionnaire comme Darwin a-t-il pu se résigner à s'attacher à l'étude d'êtres aussi insignifiants, visqueux et sales à la fin de sa vie ? « La formation de la terre végétale par l'action des vers de terre, avec des observations sur leurs habitudes » est pourtant bien le titre du dernier ouvrage de Charles Darwin, paru le 10 octobre 1881 quelques semaines avant la publication de cet Almanach du Punch (décembre 1881), lui-même paru l'année précédant la mort de Darwin. Ce dernier explique les fonctions écologiques majeures des lombrics dans le processus de bioturbation des sols et leur fertilisation naturelle soulignant ainsi le caractère unique d'être vivants aussi insignifiants que les Lombrics. La science des sols et leurs gestions durable se fondent encore à l'heure actuelle plus que jamais sur les dernières observations de Darwin.