La pensée complotiste : un défi pour les scientifiques

Une fuite devant la complexité des phénomènes

La pensée complotiste s'oppose à une pensée qui recherche les causes réelles ou les causes les plus probables des phénomènes étudiés. Et cette opposition montre que la pensée complotiste est paresseuse à trois titres au moins :

1. La pensée complotiste ne recherche pas, ou cherche peu, les causes des phénomènes dont elle traite

La pensée complotiste recherche des indices, et nous avons vu plus haut qu'il importe de distinguer les indices et les preuves. Or, ces preuves font souvent l'objet d'une recherche difficile, contradictoire, spécialisée, nécessitant des compétences et des moyens qui ne sont pas mis en œuvre dans les théories du complot.

2. La pensée complotiste vise à désigner un coupable

La pensée complotiste est paresseuse parce qu'elle désigne un coupable unique en évitant de relever la responsabilité d'autres personnes ou groupes qui interviennent dans les phénomènes étudiés. Par exemple, il est plus simple de désigner l’État ou les fabricants d'alcool comme les responsables de l'alcoolisme sans prendre la peine de réfléchir à la responsabilité des personnes qui boivent trop d'alcool. Il est plus simple de désigner l’État comme le responsable de la dégradation du niveau scolaire des enfants sans jamais s'interroger sur la responsabilité des parents. Par exemple, au début du 20è siècle, un journal syndical écrivait : "l'alcoolisme est, en effet, en même temps qu'un effet de l'organisation sociale actuelle, un soutien précieux pour la société qui l'engendre" (Angenot, 2010)[1].

Ce même auteur montre ainsi que les falsifications alimentaires, l'insalubrité des villes, la prostitution, la criminalité croissante sont immuablement expliquées comme causées par les bourgeois, organisées par eux dans le but vainement criminel de perpétuer leur règne. Marc Angenot montre que ce genre d'explication s'est également propagé dans les milieux catholiques dès la Révolution Française. Voici ce qu'écrivait l'Abbé Barruel en 1798 (un auteur considéré parfois comme l'un des pères de l'explication complotiste) : « Sous le nom désastreux de Jacobins, une secte a paru dans les premiers jours de la Révolution Française, enseignant que les hommes sont tous égaux et libres. [...] Qu'est-ce donc que ces hommes sortis, pour ainsi dire, tout à coup des entrailles de la Terre, avec leurs dogmes et leurs foudres, avec tous leurs projets, tous leurs moyens et toute la résolution de leur férocité ? ». Il poursuivait à propos de la Révolution : « Tout le mal qu'elle a fait, elle devait le faire ; tous ses forfaits et toutes ses atrocités ne sont qu'une suite nécessaire de ses principes et de ses systèmes ».

Marc Angenot (2010) reprend une définition de Léon Poliakov, l'historien de l'antisémitisme, qui nommait cette pensée « la causalité diabolique, une  forme d'explication historique dans laquelle la société est minée par des forces occultes étrangères à elle, par une coalition scélérate qui agit dans les ténèbres et met en œuvre un plan néfaste de conquête du monde qui n'est pas loin de triompher, et qui explique tous les maux dont on souffre et dont on ignorait jusque là la cause, qui renvoie tous ces maux à des autres, purifiant notre monde de toute culpabilité et de toute faute ».

La pensée complotiste dit ce que ses partisans veulent entendre

Cette pensée est paresseuse parce qu'elle se contente de nous dire ce que, trop souvent, nous voulons entendre pour que notre description du monde réel corresponde aux stéréotypes auxquels nous sommes habitués. Rien n'est plus évident pour certains que la responsabilité des communistes, du grand capital, des Juifs, des Arabes, des entreprises pharmaceutiques ou des Franc-maçons dans quantité de catastrophes sociales, économiques ou sanitaires.

Cependant, ces critères ne permettent pas, à eux seuls, de désigner une pensée complotiste. C'est pourquoi il est difficile de dénoncer une telle pensée. Emmanuelle Danblon nous donne des indications dans ce sens dans la séquence filmée suivante.

Est-il possible de distinguer une argumentation complotiste ? Par Emmanuelle Danblon, Université de Bruxelles
  1. Angenot, Marc (2010)

    Angenot, Marc (2010) La pensée conspiratoire. Une histoire dialectique et rhétorique? In Danblon, Emmanuelle Nicolas, Loïc (2010). Les rhétoriques de la conspiration. CNRS éditions

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