La controverse sur la toxicité des insecticides pour les abeilles

La place de l'argumentation scientifique dans le corpus de communiqués de presse

Tous les intervenants, et donc tous les courants qui s'expriment sur la controverse, s'accordent sur un point : l'argument décisif pour trancher la controverse est scientifique. Le poids de la preuve scientifique s'impose à tous. Dans la controverse sur la toxicité des insecticides néonicotinoïdes, c'est la preuve par excellence. Et cette mise en valeur témoigne de ce que la démarche scientifique est considérée comme nécessaire pour décrire la crise de la disparition des abeilles. Les autres preuves de la controverse, telles que les témoignages d'apiculteurs, ont moins de poids que la preuve scientifique. Même les intervenants qui contestent l'interprétation des résultats de l'étude parue dans Science reconnaissent que c'est par la démarche scientifique que la controverse pourra être tranchée. C'est la toxicologie, qui n'est pourtant pas citée, qui détient la clé du problème. Il n'est donc pas surprenant que plusieurs arguments portent sur la qualité des procédures expérimentales, sur l'interprétation des résultats ou encore sur les normes légales qui définissent les tests préalables à la mise sur le marché d'un insecticide.

A partir de cette observation, on peut affirmer qu'un discours anti-science, s'il devait être observé chez certains intervenants de la controverse, serait totalement contradictoire avec le message général des CP de notre corpus. Il ressort donc de notre étude que les nombreuses critiques faites à l'encontre de certaines technologies (telles que celles des insecticides), ou encore à l'encontre des experts, des institutions scientifiques ou de grands laboratoires ne constituent pas des discours anti-science.

Pour Henry et coll. (2012)[1] ainsi que pour les associations d'apiculteurs et de protection de l'environnement, un des arguments les plus importants de la controverse est celui qui conclut à la nécessité de revoir les normes toxicologiques pour la mise sur le marché des insecticides. En substance, ils insistent sur l'existence d'une toxicité des insecticides à des doses bien plus basses que les doses létales.

Or, cet argument, qui est considéré comme essentiel pour les apiculteurs n'est pas discuté, ni même mentionné, y compris de façon allusive par Syngenta dans son CP. Au contraire, cette entreprise rappelle à plusieurs reprises, dans nombre de ses communiqués, que les institutions chargées de l'évaluation du Cruiser ont autorisé sa mise sur le marché au terme d'une évaluation toxicologique et n'ont pas observé de toxicité sur les abeilles lorsque cet insecticide est correctement utilisé. Ils ignorent de la sorte la question des doses sublétales. En effet, les tests toxicologiques dont parle Syngenta ne mesuraient pas l'effet de doses sublétales, ni les « cocktails » d'insecticides (mélanges d'insecticides) qui constituent aussi un danger important pour les abeilles d'après de nombreuses recherches.

Syngenta argumente dans l'ensemble de ses communiqués sur l'absence de danger du Cruiser, lorsque cet insecticide est utilisé dans de bonnes conditions. Et si les notices d'utilisation de l'insecticide mentionnent bien que le produit est dangereux pour les abeilles, elles mentionnent que des précautions importantes doivent être prises pour son épandage.

L'absence de danger clamée par Syngenta n'est donc valable, si l'on s'en tient à son propre argumentaire, que dans le contexte d'une communauté idéale d'agriculteurs conscients de l'importance de respecter les conditions d'utilisation du produit.

Fondamental

Nous trouvons donc ici, comme dans de nombreuses autres controverses étudiées en analyse du discours (par exemple Garric & Goldberg, 2011[2]), une situation dans laquelle un aspect du débat (la toxicité des faibles doses) est continuellement ignoré par un intervenant.

En comparant des CP partisans et opposés à l'usage des insecticides, on peut conclure qu'ils ne se confrontent pas sur les mêmes thèmes de discussion C'est ce que l'on appelle couramment un dialogue de sourds.

Deux discours conduisent à des conclusions opposées en reposant sur des argumentaires qui sont indépendants l'un de l'autre:

(1) pour les opposants au Cruiser, l'interdiction doit reposer sur les résultats des tests toxicologiques portant sur des doses sublétales d'insecticides et sur des « cocktails » (mélanges de molécules toxiques),

(2) pour Syngenta, l'autorisation doit reposer sur les résultats des tests actuellement exigés par les autorités sanitaires.

  1. Henry, Mickaël et al. (2012)

    Henry, Mickaël et al. (2012) A Common Pesticide Decreases Foraging Success and Survival in Honey Bees. Science. 336, 6079, 348-350

  2. Garric, N. et Goldberg, M. (2011)

    Garric, N. et Goldberg, M. (2011) Confrontation de savoirs d'experts destinés à un public de citoyens : le problème de la défiance dans la médiation de controverses à thème scientifique. Questions de communication. Les cultures des sciences en Europe. 189-202

PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Université de La Rochelle Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'IdentiqueRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)